Etranger au Paradis

(amicalement dédié à Ariana qui m’en a donné l’idée,

et à Patricia qui m’en a parlé avant-hier)

Nous expats avons laissé au pays des gens. Toutes sortes de gens. Une souffrance toujours, et n’ayons pas peur des mots : un arrachement, souvent.

Ces gens, loin de nous, continuent de vivre. C’est le loin de nous qui a du mal à passer. Nous aussi vivons, loin d’eux. Le téléphone, les mails, les lettres, les blocs, les visites, oui, il y a ces cinq moyens modernes de nous retrouver, de les retrouver, en mots  pour les quatre premiers, en chair et en os pour le dernier. Si nous nous retournons vers le passé, dans ce temps pas si lointain où les gens traversaient l’Atlantique dans un seul sens en sachant parfaitement qu’ils ne le traverseraient plus jamais dans l’autre, le vertige nous gagne : comment ont-ils pu faire ?  Si nous avions vécu en ce temps-là, sachant que nous ne reverrions jamais ces gens que nous laissions sur la rive, aurions-nous eu le courage de les quitter ?

Ne jamais les revoir, c’est le couperet. On n’emporte pas les gens avec soi dans la valise. On croit les emporter dans nos mémoires, mais au bout de quelques mois, si on ferme les yeux, leur image nous fuit. Donc, les visites sont indispensables, que ce soient eux qui viennent nous voir, ou que ce soit nous qui retraverserons l’Atlantique et reviendrons au pays. Mais à quel prix, et comment ? Et combien de fois ?

Au vingt-et-unième siècle, on embarque loin de nos gens, avion ou bateau, avec l’illusion d’un retour proche : une fois dans l’autre pays, nous faisons en sorte que cette illusion devienne réalité, et il faut se cramponner, d’autant plus que les compagnies aériennes n’ont que faire de nos états d’âme ni de celui de nos portefeuilles. Une petite étude ce matin : un New-York/Paris, Air France, aller/retour, pour une personne = 897 $ ( départ 15  mars, retour 15 avril) Pour une famille de trois, c’est $2,691 plus les taxes et autres calamités. Ne nous leurrons point : peu de familles pourront s’offrir de telles vacances dès la première année. Peut-être la seconde ? Mais il y a la maison, ou la voiture, ou les études de l’ainé, ou la santé, ou tout simplement le boulot. Mais la troisième année, en poussant et en tirant et en  ne mangeant que des pates pendant les ¾ de chaque mois,  oui c‘est décidé, on “rentre“ en France ( en Belgique, en Suisse, au Maroc, etc.).  Au moins pour un mois de vacances. Et là encore,q quand on a pris la mesure des vacances annuelles octroyées par les compagnies américaines, on déchante vite. Nous y reviendrons.

Mais trois ans avant de pouvoir le réaliser, c’est long. On ronge son frein pendant ce temps. On se téléphone pendant des heures, on voudrait tout dire, tout faire passer. Puis on raccroche et le silence est hostile, tout est gris et noir, il fait froid soudain, ces ”gens” avec qui on n’a pas toujours eu les meilleures relations nous manquent au point que nous nous surprenons parfois en larmes,  et je ne parle pas ici uniquement des expats de sexe faible.

“ C’est un peu comme si j’étais partie sur la Lune” confie Patricia, 21 ans, heureuse et amoureuse,  mariée depuis deux ans avec l’homme de sa vie. Lequel n’a rien eu de plus pressé à faire que de la ramener dans son pays à lui. Because l’amour, c’est bien beau, mais faut manger aussi : nous en sommes tous là, que nous l’acceptions ou non. Patricia  ne travaille pas, attend un bébé pour juin prochain, aménage dans une jolie maison qu’elle décore gentiment, passe ses journées attendre son cher et tendre, tout en passant de longues heures au téléphone avec sa mère, ses tantes, ses sœurs et ses copines de Rennes.

“ Puis je raccroche et c’est comme tu dis”. Beaucoup de tristesse dans ces quelques mots. “ Et là, cette année, avec le bébé, je ne pourrais pas y aller. Peut-être même l’an prochain … “

Pas le courage de lui dire que ce n’est pas la solution. Pas le courage de lui dire qu’il faut choisir, un jour et qu’on ne peut tout avoir.

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Nous avons laissé là bas des gens qui nous touchent de près, famille, amis. Ariana me parlait aussi des autres, pas seulement la famille, pas seulement les amis chers, mais aussi ces gens que nous ne connaissons pas, à qui nous ne parlons pas, et que nous croisons, pardon, croisions sur les trottoirs, tu sais, ceux  qui marchent vers nous  et nous sourient, ceux qui s’arrêtent pour un renseignement, ceux qui nous demandent l’heure, la caissière à Carrefour, le conducteur de bus, tous ceux qui parlent notre langage, et boivent le même soleil, celui qui brille chez nous. Les gens de chez nous, quoi.

Et puis, un jour, plus tard, en marchant dans les rues de notre ville américaine, on rencontrera le regard des gens d’ici, on sourira et ils répondront, et c’est alors que nous saurons que nous avons retrouvé des gens, que le cercle est rond, que la chaine est reconstituée et que nous ne sommes plus étrangers au paradis, Ariana.

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Ici, le témoignage de Cara, qui, de Suisse, est partie s’installer avec sa famille aux Iles Maurice :http://c-est-reparti.blogspot.com/2012/01/de-retour.html

Garder l’esprit

Que nous soyons en transit ou enracinés,  nous devons garder l’essentiel de ce que nous sommes, l’esprit, ce qui nous est transmis par osmose ou par génétique, par nos derrières frottés aux bancs des écoles pendant l’enfance, par les musiques et les mots qui ont accompagné nos ans.

C’est grâce à Henri Gougaud que je garde et ravive la flamme : il faut le connaitre et le faire connaitre, lui, ses contes, sa musique, sa verve, son humour et son coeur.

De lui, ce matin, une histoire de cruche à lire et relire, à conter aux enfants pour qui la magie d’une cruche plaintive  ne posera pas problèmes.

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La jarre fendue

Un pauvre homme, tous les matins, allait remplir à la rivière deux grosses jarres qu’il portait aux deux bouts d’un bâton de fer posé au travers de sa nuque. Celle de droite était parfaite, joufflue, luisante, fière d’elle. Celle de gauche était fêlée. Elle perdait son eau en chemin, et donc s’estimait mauvaise. Elle en souffrait. Elle avait honte, tellement honte qu’un beau jour elle osa dire, toute en pleurs :

– Pardonne-moi, pauvre porteur.

– Te pardonner ? répondit l’homme. Pourquoi donc ? Qu’as-tu fait de mal ?

– Allons, tu sais bien, chaque jour tu nous emplis d’eau à ras bord, tu t’échines, tu t’exténues à nous porter à la maison, et quand enfin nous arrivons, ma compagne a fait son devoir, elle a la conscience tranquille. Moi, non. Je sens qu’elle me méprise. J’aimerais être comme elle est, mais vois, je suis vide à moitié, et tu dois m’en vouloir beaucoup.

– On non, au contraire, dit l’homme. Regarde le bord du chemin, de ton côté. Qu’est-ce que tu vois ?

– Des fleurs partout. Elles sont superbes.

– L’eau que tu perds, jarre fendue, les arrose tous les matins. Tous les matins elles te bénissent, et moi je te bénis aussi, car chaque jour je peux offrir un beau bouquet à mon épouse. Tu fais la joie de ma maison. Regarde de l’autre côté. Ta compagne, certes, est parfaite, mais que vois-tu ?

– Cailloux, poussière.

– Chacun fait selon sa nature. Ne change rien, ma bonne amie. Et ne regrette pas tes failles. Vois comme elles nourrissent la vie.

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(Henri Gougaud, Le livre des chemins)